Ce qu'est l'enfer


Extrait du livre de Mgr de Segur "l'enfer"

Des idées fausses et superstitieuses au sujet de l'enfer
Avant tout, écartons avec soin les imaginations populaires et superstitieuses qui altèrent en tant d'esprits la notion véritable et catholique de l'enfer. On se forge un enfer de fantaisie, un enfer ridicule, et l'on dit : « Je ne croirai jamais cela. C'est absurde, impossible. Non, je ne crois pas, je ne puis pas croire à l'enfer ».

En effet si l'enfer était ce que rêvent quantité de bonnes femmes, vous auriez cent fois, mille fois raison de n'y point croire. Toutes ces inventions sont dignes de figurer à côté de ces contes fantastiques dont on berce trop souvent l'imagination du vulgaire. Ce n'est pas là le moins du monde ce qu'enseigne l'Eglise ; et si parfois, afin de frapper davantage les esprits, quelques auteurs ou prédicateurs ont cru pouvoir les employer, leur bonne intention n'empêche pas qu'ils aient eu grand tort, vu qu'il n'est permis à personne de travestir la vérité et de l'exposer à la dérision des gens sensés, sous prétexte de faire peur aux bonnes gens pour mieux les convertir.

Je le sais, on est quelquefois grandement embarrassé lorsqu'il s'agit de faire comprendre aux multitudes les terribles châtiments de l'enfer ; et comme la plupart des gens ont besoin de représentations matérielles pour concevoir les choses plus élevées, il est quasi nécessaire, de parler de l'enfer et du supplice des damnés d'une manière figurée. Mais il est fort difficile de le faire avec mesure ; et très souvent, je le répète, avec les plus excellentes intentions, on tombe dans l'impossible, pour ne pas dire dans le grotesque.

Non, l'enfer n'est point cela. Il est bien autrement grand, bien autrement redoutable. Nous allons le voir.
Que l'enfer consiste avant tout dans l'épouvantable peine de la damnation
La damnation est la séparation totale d'avec DIEU. Un damné est une créature totalement et définitivement privée de son DIEU.
C'est Notre-Seigneur lui-même qui nous signale la damnation comme la peine première et dominante des réprouvés. Vous vous rappelez les termes de la sentence qu'il prononcera contre eux au jugement dernier et que nous rapportions tout à l'heure : « Retirez-vous de moi, maudits, et allez dans le feu éternel qui a été préparé pour le démon et pour ses anges ».

Voyez : la première parole de la sentence du souverain Juge, qui nous fait comprendre le premier caractère de l'enfer, c'est la séparation de DIEU, c'est la privation de DIEU, c'est la malédiction de DIEU ; en d'autres termes, la damnation ou réprobation.
La légèreté de l'esprit et le manque de foi vive nous empêchent de comprendre en cette vie tout ce que la damnation contient d'horreurs, d'épouvantes et de désespoirs. Nous sommes faits pour le bon DIEU, et pour lui seul. Nous sommes faits pour DIEU, comme l'oeil est fait pour la lumière, comme le coeur est fait pour l'amour. Au milieu des mille préoccupations de ce monde, nous ne le sentons pour ainsi dire pas, et nous sommes détournés de DIEU, notre unique fin dernière, par tout ce qui nous entoure, par tout ce que nous voyons, entendons, souffrons et aimons.

Mais, après la mort, la vérité reprend tous ses droits ; chacun de nous se trouve comme seul à seul devant son DIEU, devant Celui par qui et pour qui il est fait, qui seul doit être et peut être sa vie, son bonheur, son repos, sa joie, son amour, son tout.
Or, vous figurez-vous ce que peut être l'état d'un homme à qui manque tout à coup, absolument et totalement sa vie, sa lumière, son bonheur, son amour, en un mot, ce qui est tout pour lui ? Concevez-vous ce vide subit, absolu, dans lequel s'abîme un être fait pour aimer et pour posséder Celui-là même dont il se voit privé ?

Un Religieux de la compagnie de Jésus, le P. Surin, que ses vertus, sa science et ses malheurs ont rendu célèbre au dix-septième siècle, a ressenti pendant près de vingt ans les angoisses de cet affreux état. Pour arracher une pauvre et sainte Religieuse à la possession du démon, lequel avait résisté à trois longs mois d'exorcismes, de prières et d'austérités, le charitable Père avait poussé l'héroïsme jusqu'à s'offrir lui-même en victime, si la miséricorde divine daignait enfin exaucer ses voeux et délivrer l'infortunée créature. Il fut exaucé ; et Notre-Seigneur permit, pour la sanctification de son serviteur, que le démon prit aussitôt possession de son corps et le tourmentât pendant de longues années. Rien de plus authentique que les faits étranges, publics, qui signalèrent cette possession du pauvre P. Surin, et qu'il serait trop long de rapporter ici. Après sa délivrance, il recueillit dans un écrit qui nous a été conservé ce qu'il se rappelait de cet état surnaturel, où le démon, s'emparant matériellement, pour ainsi dire, de ses facultés et de ses sens, lui faisait ressentir une partie de ses propres impressions et de son désespoir de réprouvé.

« Il me semblait, dit-il, que tout mon être, que toutes les puissances de mon âme et de mon corps se portaient avec une véhémence inexprimable vers le Seigneur mon DIEU, que je voyais être mon suprême bonheur, mon bien infini, l'unique objet de mon existence et en même temps je sentais une force irrésistible qui m'arrachait a lui, qui me retenait loin de lui ; de sorte que, fait pour vivre, je me voyais, je me sentais privé de Celui qui est la Vie ; fait pour la vérité et la lumière, je me voyais absolument repoussé par la lumière et la vérité ; fait pour aimer, j'étais sans amour, j'étais repoussé par l'amour ; fait pour le bien, j'étais plongé dans l'abîme du mal.

« Je ne saurais, ajouta-t-il, comparer les angoisses et les désespoirs de cette inexprimable détresse qu'à l'état d'une flèche vigoureusement lancée vers un but d'où la repousse incessamment une force invisible : irrésistiblement portée en avant, elle est toujours et invinciblement repoussée en arrière ».
Et ce n'est la qu'un bien pâle symbole de cette affreuse réalité qui s'appelle la damnation.
La damnation est nécessairement accompagnée du désespoir. C'est ce désespoir que Notre-Seigneur appelle dans l'Evangile « le Ver » qui ronge les damnés. « Tout vaut mieux, nous répète-t-il, que d'aller dans cette prison de feu, où le ver des réprouvés ne meurt point, ubi vernis eorum non moritur ».

Ce ver des damnés, c'est le remords, c'est le désespoir. Il est appelé ver, parce que dans l'âme pécheresse et damnée, il naît de la corruption du péché comme dans les cadavres les vers corporels naissent de la corruption de la chair. Et encore ici nous ne pouvons nous faire qu'une faible idée de ce que sont ce remords et ce désespoir ; en ce monde, où rien n'est parfait, le mal est toujours mêlé de bien, et le bien mêlé de quelque mal, quelque violents que puissent être ici-bas nos désespoirs et nos remords, ils sont toujours tempérés par certaines espérances et aussi par l'impossibilité de supporter la souffrance lorsqu'elle dépasse une certaine mesure. Mais, dans l'éternité, tout est parfait : si l'on peut parler ainsi, le mal est comme le bien, parfait, sans mélange, sans espoir ni possibilité de mitigation, comme nous l'expliquerons plus loin. Le remords et le désespoir des damnés seront complets, irrévocables, irrémédiables, sans l'ombre d'un adoucissement, sans la possibilité d'un adoucissement ; aussi absolus que possible, car le mal absolu n'existe pas.

Vous figurez-vous ce que peut être cet état de désespoir privé de toute lueur d'espérance ? Et cette pensée si désolante : « Je me suis perdu à plaisir, et perdu à tout jamais, pour des riens, pour des bagatelles d'un instant ! Il m'eût été si facile de me sauver éternellement, comme tant d'autres ! »

« A la vue des Bienheureux, dit l'Ecriture Sainte, les damnés seront saisis d'une terreur épouvantable ; et, dans leurs angoisses, ils s'écrieront en gémissant : « Donc, nous nous sommes trompés ! Ergo erravimus ! Nous avons erré hors de la voie véritable. Nous nous sommes épuisés dans les voies de l'iniquité et de la perdition ; nous avons méconnu la voie du Seigneur. A quoi nous ont servi et notre orgueil, et nos richesses, et nos plaisirs ? Tout a passé comme une ombre ; et nous voici perdus, engloutis dans notre perversité ! » Et l'écrivain sacré ajoute ce que nous avons rapporté plus haut : « Voilà ce que disent dans l'enfer les pécheurs réprouvés ».
Au désespoir ils joindront la haine, cet autre fruit de la malédiction : « Retirez-vous de moi, maudits ! » Et quelle haine! La haine de DIEU ! La haine parfaite du Bien infini, de la Vérité infinie, de l'éternel Amour, de la Bonté, de la Beauté, de la Paix, de la Sagesse, de la Perfection infinie, éternelle ! Haine implacable et satanique, haine surnaturelle, qui, chez le damné, absorbe toutes les puissances de l'esprit et du coeur.
Le damné ne pourrait haïr son DIEU s'il lui était donné, comme aux Bienheureux, de le voir en lui-même, avec toutes ses perfections et ses inénarrables splendeurs. Mais ce n'est point ainsi que dans l'enfer on voit DIEU ; les réprouvés ne le voient plus que dans les terribles effets de sa justice, c'est-à-dire dans leurs châtiments ; ils haïssent DIEU, comme ils haïssent les châtiments qu'ils endurent, comme ils haïssent la damnation, comme ils haïssent la malédiction.

Au dernier siècle, à Messine, un saint prêtre exorcisait un possédé et demandait au démon: « Qui es-tu? - Je suis l'être qui n'aime point DIEU », répondit le mauvais Esprit. Et à Paris, dans un autre exorcisme, le ministre de DIEU demandant au démon: « Où es-tu? » celui-ci répondit avec fureur : « Aux enfers, pour toujours ! - Voudrais-tu être anéanti ? - Non, afin de pouvoir haïr DIEU toujours ». Ainsi pourrait parler chacun des damnés. Ils haïssent éternellement Celui-là même qu'ils devaient éternellement aimer.

« Mais, dit-on quelquefois. DIEU est la bonté même. Comment voulez-vous qu'il me damne? » Aussi n'est-ce pas DIEU qui damne ; c'est le pécheur qui se damne lui-même. Dans le terrible fait de la damnation, ce n'est point la bonté de DIEU qui est en cause, mais uniquement sa sainteté et sa justice. DIEU est aussi saint, qu'il est bon ; et sa justice est aussi infinie dans l'enfer que sa miséricorde et sa bonté sont infinies dans le Paradis. N'offensez point la sainteté de DIEU, et vous êtes sûr de n'être point damné. Le damné n'a que ce qu'il a choisi, ce qu'il a choisi librement et malgré toutes les grâces de son DIEU. Il a choisi le mal : il a le mal ; or, dans l'éternité, le mal s'appelle l'enfer. S'il avait choisi le bien, il aurait le bien, il l'aurait éternellement. Tout cela est parfaitement logique ; et ici, comme toujours, la foi s'accorde merveilleusement avec la droite raison et l'équité.

Donc, premier caractère de l'enfer, premier élément de cette horrible réalité qui s'appelle l'enfer : la damnation, avec la malédiction divine, avec le désespoir, avec la haine de DIEU.
Que l'enfer consiste en second lieu dans la peine horrible du feu
Il y a du feu en enfer : ceci est de foi révélée. Rappelez-vous les paroles si claires, si précises, si formelles du Fils de DIEU : « Retirez-vous de moi, maudits, dans le feu, in ignem... Dans la prison de feu, le feu ne s'éteindra jamais... Le Fils de l'homme enverra ses Anges, et ils saisiront ceux qui auront fait le mal, pour les jeter dans la fournaise de feu, in caminum iqnis ». Paroles divines, infaillibles, qu'ont répétées les Apôtres, et qui sont la base de l'enseignement de l'Eglise. Dans l'enfer, les damnés souffrent la peine du feu.

Nous lisons dans l'histoire ecclésiastique que deux jeunes gens qui suivaient, au troisième siècle, les cours de la célèbre école d'Alexandrie, en Egypte, étant un jour entrés dans une église où un prêtre prêchait sur le feu d'enfer, l'un d'eux s'en moqua, tandis que l'autre, ému de crainte et de repentir, se convertit, et, peu de temps après, se fit Religieux pour mieux assurer son salut. A quelque temps de là, le premier mourut subitement. DIEU permit qu'il apparût à son ancien compagnon, à qui il dit « l'Eglise prêche la vérité quand elle prêche le feu éternel de l'enfer. Les prêtres n'ont qu'un tort, c'est d'en dire cent fois moins qu'il n'y en a ».

Le feu de l'enfer est surnaturel et incompréhensible
Hélas ! comment, sur la terre, exprimer et même concevoir les grandes réalités éternelles ? Les prêtres ont beau faire, leur esprit et leur parole fléchissent sous ce poids. S'il est dit du ciel : « L'oeil n'a point vu, l'oreille n'a point entendu, l'esprit de l'homme ne saurait comprendre ce que DIEU réserve à ceux qui l'aiment » on peut également, et au nom de la justice infinie, dire de l'enfer « Non, l'oeil de l'homme n'a point vu, son oreille n'a point entendu, son esprit n'a jamais pu et ne pourra jamais concevoir ce que la justice de DIEU réserve aux pécheurs impénitents ».
« Je souffre, je souffre cruellement dans cette flamme ! » s'écriait du fond de l'enfer le mauvais riche de l'Evangile. Pour saisir la portée de cette première parole du réprouvé « Je souffre ! Crucior! » il faudrait pouvoir saisir la portée de la seconde : « Dans cette flamme, in hac flamma ». Le feu de ce monde est imparfait comme tout ce qui est de ce monde, et nos flammes matérielles ne sont, malgré leur puissance effroyable, qu'un misérable symbole de ces flammes éternelles, dont parle l'Evangile. Est-il possible d'exprimer, sans rester bien au-dessous de la vérité, l'horreur de la souffrance qu'éprouverait un homme qui serait, même pour quelques minutes seulement, jeté dans une fournaise ardente, en supposant qu'il y puisse vivre ? Est-ce possible, je vous le demande ? Evidemment non. Que dire donc de ce feu tout surnaturel, de ce feu éternel, dont les horreurs ne peuvent se comparer à rien ?

Néanmoins, comme nous sommes dans le temps et non dans l'éternité, il nous faut nous servir des petites réalités de ce monde, tout infirmes et imparfaites qu'elles sont, pour nous élever un peu aux réalités invisibles et immenses de l'autre vie. Il faut par la considération de l'indicible souffrance que fait endurer ici-bas le feu terrestre, nous épouvanter nous-mêmes, afin de ne point tomber dans les abîmes du feu de l'enfer.